lundi 12 novembre 2007

"Orient-Occident, la fracture imaginaire",Georges Corm

Depuis les attentats terroristes du 11 septembre 2001 à New York, les discours sur le choc à venir des civilisations orientale et occidentale, inspirés des écrits du professeur Samuel P. Huntington, se multiplient. Le débat se focalise également sur l’évolution du rôle et du statut des Etats-Unis dans les relations internationales contemporaines et tend à se polariser de façon schématique autour de deux axes : un axe « pro-américanisme/anti-américanisme », d’une part, un axe « déclin américain/hyperpuissance américaine », d’autre part. Si la pertinence de la polarisation des recherches actuelles autour de ces deux axes est légitime et nécessaire en raison de l’évolution apparente des relations internationales et de son indéniable capacité explicative liée à la lecture binaire qu’elle donne de la réalité, elle pose néanmoins deux problèmes majeurs : d’une part, elle induit implicitement l’acceptation comme postulat préalable de la théorie « huntingtonienne » du choc de civilisations à venir ; d’autre part, elle a tendance, au regard du foisonnement des discours s’inscrivant dans cette polarisation, à devenir globalisante et à laisser peu de place aux écrits qui s’inscrivent en rupture par rapport à cette explication de la réalité contemporaine. Tel est le cas de l’ouvrage de Georges Corm.
Economiste international et ancien ministre des Finances du Liban, Georges Corm est l’auteur de nombreux ouvrages consacrés au problème de développement et, plus particulièrement, au monde proche-oriental, parmi lesquels il faut retenir Le Proche- Orient éclaté, 1956-1991 (1983), Géopolitique du conflit libanais (1986), L’Europe et l’Orient (1989), Le Proche-Orient éclaté II, 1991-1996 (1997) et La Méditerranée, espace de conflit (2001). Praticien et spécialiste érudit du monde méditerranéen, Georges Corm s’interroge dans cet essai sur les origines historiques, religieuses, philosophiques et politiques de la revivification, depuis le 11 septembre 2001, de ce mythe ancien toujours en construction, de la fracture entre Orient et Occident, fracture selon lui imaginaire.
Le livre de Georges Corm se caractérise par le fait que, comme l’écrit lui-même l’auteur, il n’a pas pour ambition de démonter les mécanismes, les stratégies et les carences qui ont provoqué la réalisation de ces attentats, ni de s’interroger directement sur l’évolution du rôle des Etats-Unis sur la scène mondiale. Pour G. Corm, les attentats terroristes du World Trade Center, plus que par le nombre des victimes et l’ampleur des dégâts provoqués, ont marqué les esprits par la symbolique des images qu’ils ont forgées et des mythes qu’ils ont contribués à renforcer. Ainsi, sur la base de ce constat, le but de l’auteur est de tenter « d’inverser la symbolique négative du 11 septembre qui domine jusqu’ici », symbolique négative dont il convient de « démystifier certains des comportements ou des postures intellectuelles que les événements du 11 septembre ont cristallisés dans les psychologies collectives ».
Les causes de cette fracture imaginaire trouvent leurs origines, selon G. Corm, dans la conjonction de différents discours qui aboutissent à la construction d’une réalité apparente qui se structure sur cette dichotomie Orient/Occident. Cette lecture en termes d’oppositions et de ruptures se nourrit tout d’abord d’une approche intellectuelle occidentale du monde, structurellement binaire et réductrice, fondée sur les oppositions « Est contre Ouest », « Bien contre Mal », « nature contre culture », « sacré contre profane », « individuel contre collectif », « monde primitif contre monde civilisé », « Orient contre Occident ». Le renouveau, au tournant du XXIe siècle, d’une lecture binaire et simplificatrice du monde, que l’on croyait dépassée depuis la disparition de l’URSS, traduit également l’échec de la notion de « Tiers monde », concept qui, forgé durant les années soixante, induisait la complexité du monde en s’opposant à la lecture binaire qui en était faite. De plus, la fracture repose, pour Georges Corm, sur une approche géopolitique du bassin méditerranéen envisagé comme « épicentre de la fracture entre Orient et Occident ». Cependant, la réalité géographique, historique et culturel est plus complexe, car s’il fut et reste un lieu d’opposition, le bassin méditerranéen a été et demeure surtout un creuset, un lien, un pont inter-civilisationnel, au sens saint-simonien du terme, entre Orient et Occident.
G. Corm insiste également sur l’importance fondamentale d’une autre opposition binaire, fondatrice dans l’élaboration intellectuelle de la rupture imaginaire entre Orient et Occident, à savoir le mythe de la division du monde entre Aryens et Sémites. Ce mythe, forgé à l’origine par les linguistes occidentaux, puis porté à son paroxysme, suite à un long processus de recherches et de vulgarisation scientifique, sous la forme de l’idéologie nazie, traduit la volonté de purifier et couper les liens historiques, généalogiques et religieux avec une région et des populations dont une part importante de l’identité occidentale est pourtant originaire.
De même, depuis la chute de l’Empire soviétique et la disparition des idéologies communistes, l’Occident fait fausse route en instrumentalisant, dans son aspect le plus négatif et le plus réducteur, la philosophie des Lumières. L’occidentalisation du monde provoque un attrait souvent proche de la fascination et une répulsion souvent proche de la haine chez les populations non occidentales, notamment chez les populations arabo-musulmanes. Ce processus aboutit à la célébration d’un individualisme lui aussi mythifié, qui ne définit d’ailleurs pas la réalité autant que la prégnance idéologique et médiatique de ce mythe dans nos sociétés pourrait le laisser supposer. Il en résulte le développement d’un narcissisme ethnocentrique, qui induit un sentiment de supériorité paradoxalement et parallèlement lié à la perte, par l’Occident, du sens à donner à l’utilisation de sa puissance qui la confronte au spectre du mythe de sa décadence. Cette évolution se traduit par le renouveau du fait religieux au sens wébérien, qui aboutit à la réincarnation de ces archétypes religieux dans les idéaux laïques. Il s’agit en réalité d’une « laïcité en trompe-l’oeil », qui fait de l’islam « le nouveau paria du monothéisme », en raison de son refus de la laïcité occidentale, alors que cette dernière est pourtant elle-même irriguée de christianisme.
Ce discours paradoxal et quasi paranoïaque de l’Occident sur lui-même lui fait quitter peu à peu les rivages de la Raison et de l’esprit critique, Raison et esprit critique qui ont fait et font sa force véritable. L’Occident semble vouloir, ou devoir, s’imprégner d’irrationalité, ce qui, avec le soutien et le concours des extrémistes musulmans, rend la fracture Orient-Occident de moins en moins imaginaire. Les moyens de combattre et de lutter contre ce processus de construction de la réalité existent pourtant : il s’agit de retourner avec humilité aux sources de la Raison des Lumières et de l’esprit critique, en les adossant à une laïcité véritable et revivifiée. Georges Corm tente ainsi « de calmer les fièvres et les peurs cachées » en luttant contre l’irrationalité par la Raison. Un problème majeur se pose néanmoins : celui de l’instrumentalisation de l’irrationalité potentialisée par la symbolique du 11 septembre, non pas par la Raison des Lumières, mais par la raison d’Etat. Une utilisation rationnelle de l’irrationnel par la raison d’Etat au service de la puissance de ces mêmes Etats. C’est sans doute l’une des mises en garde majeure de l’ouvrage de G. Corm, qui prend tout son sens dans le contexte international actuel et à venir.

contradiction:
http://www.soufisme.org/site/article.php3?id_article=163

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