mercredi 28 mai 2008

Rome et les Barbares, pas si barbares!

Perte des valeurs traditionnelles, immigration massive, apparition de croyances religieuses nouvelles, ambitions exacerbées, goût du lucre, insécurité, guerres. Il ne s'agit pas là d'un portrait poussé au noir de l'Occident en ce début du XXIe siècle, mais de l'image du premier millénaire européen, transmise par les historiens classiques, du Britannique Gibbon au Français Ferdinand Lot en passant par le Russe Rostovtzeff, pour expliquer "le déclin et la chute de l'Empire romain".

Ce thème est le sujet de l'exposition "Rome et les barbares", organisée au Palazzo Grassi de Venise. Une ville prédestinée pour accueillir un tel sujet puisqu'elle fut créée au VIIe siècle, à l'abri de la lagune, par les habitants d'une cité romaine voisine fuyant les envahisseurs lombards. Sur les trois niveaux du palais, 1 700 pièces, spectaculaires ou modestes, sont présentées, prêtées par 200 musées ou collectionneurs. Ces armes, peintures, bijoux, manuscrits, mosaïques et parures, ces bustes d'empereur, ces plaques d'ivoire, ces vestiges de plusieurs religions et tout le matériel que les archéologues peuvent trouver dans les tombes racontent l'histoire de cette "décadence", toujours présente dans notre mémoire. Le Déclin de l'Empire américain, le film du Canadien Denys Arcand, y faisait encore référence.

Pourtant, les conclusions du commissaire de cette exposition, l'ancien ministre de la culture Jean-Jacques Aillagon, rejoignent celle de Paul Veyne, le grand historien de la romanité, qui écrivait : "La décadence de Rome, thème de délectation morose où se complaisent encore, de nos jours, de précoces vieillards, n'est rien d'autre que le passage d'un style courtois de domination à un style brutal, sublime, hiérarchique, celui du Bas-Empire. Il s'agit de changement, non de décadence." C'est cette longue période de transition, du principat de l'empereur Marc Aurèle (160-180) jusqu'au couronnement d'Etienne Ier, premier roi chrétien de Hongrie en l'an mil, que la manifestation entend couvrir. Un millénaire au cours duquel une civilisation nouvelle, celle de l'Europe, se met en place.

Effectivement, à travers tous ces objets, présentés dans la chronologie, le visiteur ne percevra pas une rupture, mais un lent mouvement, à travers les formes qui changent, s'influencent, se métissent, avant d'aboutir à un nouveau modèle original. L'esthétique héritée des Grecs, toujours à l'oeuvre quand les légions romaines s'enfoncent à l'intérieur des territoires "barbares" pour les conquérir, évolue à partir du IIIe et du IVe siècle.

La représentation de l'homme change : la figure se simplifie, on passe du naturalisme à la silhouette. Sans doute parce que les populations germaniques, venues de l'est, qui franchissent le limes - la frontière - véhiculent avec elles une autre vision du monde, même si elles sont fascinées par le modèle romain.

Les soutiens de Rome, portant la toge ou la cuirasse, sont désormais goths, francs ou burgondes. Et les sculptures, les parures, les armes qui sont réalisées dans l'empire désormais éclaté n'ont plus rien à voir avec les canons néo-grecs. Les dieux locaux se mêlent au panthéon classique. Bientôt, le christianisme - au départ "une secte pour une élite d'âmes sensibles", selon Paul Veyne - va s'imposer, avec une nouvelle religiosité.

Si les tableaux des peintres d'histoire du XIXe siècle exposés à Venise, de Jean-Paul Laurens à Evariste Luminais, rappellent la vulgate de la décadence et des brutales invasions, les objets "d'époque" montrent la lente mutation qui amalgame les apports germaniques, puis ceux de la steppe asiatique (les Huns, les Avars), avant les témoignages des derniers envahisseurs - Vikings scandinaves et Hongrois venus de l'Oural et de la Volga.
(...)
L'Eglise, qui constitue l'armature administrative des nouveaux royaumes, unifie lentement le continent. Certains perçoivent dans une tête rustique de Saint-Pierre-aux-Nonnains (VIIIe siècle) les prémisses de l'art roman. C'est à travers cet intense et lent métissage que va naître la civilisation européenne. Celle-ci va s'exporter sur toute la planète. Avec le temps du reflux et l'arrivée des immigrés issus des anciens pays colonisés, l'aventure, à l'aube du troisième millénaire, semble recommencer. Déclin ou renouveau ? L'exposition du Palazzo Grassi nous donne des raisons d'espérer.
Emmanuel de Roux, Le Monde, 01.02.08

mercredi 21 mai 2008

Il ne faut pas avoir peur de l'Iran!

Publié dans Le Monde du 3 Mai 2008, par Bernard Hourcade, directeur de recherches au CNRS, spécialiste du monde iranien.

L'Iran n'a pu exporter sa révolution islamique, mais garde une capacité de nuisance, au Sud-Liban avec le Hezbollah, en Irak ou ailleurs. En réalité, l'Iran est faible. Il crie d'autant plus fort, comme Ahmadinejad, qu'il veut "détruire Israël" qu'il sait qu'il n'en a pas la capacité. Téhéran sait qu'il ne peut rien régler dans la région, mais aussi que rien ne s'y réglera sans lui. Et cette certitude le fait crier encore plus fort. L'Iran fait peur, parce qu'on le réduit à quelques images fortes et qu'on n'essaye pas de comprendre ce qu'est ce pays aujourd'hui. Beaucoup en Occident traitent la République islamique comme si elle était illégitime et transitoire. Pourtant, la révolution de 1979 était une révolution fondamentale.
De quoi est faite l'identité iranienne ?
C'est la synthèse oscillante de trois facteurs : le nationalisme, l'islam, et la volonté d'être un acteur de la communauté internationale. Le nationalisme est une donnée ancienne, l'Iran a été le premier Etat indépendant de la région au Ve siècle avant J.-C. L'identité islamique avec le chiisme comme religion d'Etat remonte au XVIe siècle, sous chah Abbas. Le chiisme a façonné l'Iran comme le catholicisme a marqué la France. Le dernier facteur, c'est l'aspiration internationale, au sens de progrès scientifique, d'échanges. L'Iran a été le premier pays de la région où du pétrole a été trouvé en 1908, mais il est resté en marge de la révolution industrielle. Il y a trente ans, tout ce qui était novateur, scientifique, venait d'Occident, les physiciens étaient formés en France. A présent, ils sont formés en Iran. Il y a 2 300 000 étudiants, ils étaient 170 000 à la fin du chah Reza Pahlavi. Malgré l'image rétrograde qu'il projette, Ahmadinejad lui-même est ingénieur. En matière de technologie, les Iraniens ne veulent plus être de simples consommateurs de produits américains et français, mais des partenaires. Le pays a un potentiel de modernité étonnant et les moyens de participer à la mondialisation. D'où ce désir de s'intégrer à la vie du XXIe siècle.
C'est de là que vient le consensus unanime en Iran sur la recherche nucléaire ?
Je le pense. Personnellement je n'ai pas d'information confirmant ou non un programme militaire. Ce qui est évident, c'est que l'Iran, quel que soit à l'avenir son régime politique, aura la capacité scientifique de produire, s'il le souhaite, une arme nucléaire, comme le Japon ou l'Allemagne. C'est pour cela qu'il faut le prendre au sérieux. Il faut exiger qu'il tienne ses engagements mais aussi bénéficie de ses droits. Il y a une composante nationaliste évidente là derrière : chercher à acquérir une technologie autonome pour défendre éventuellement la patrie, c'est quasiment du gaullisme. Il y a aussi un défi scientifique. Voilà un pays sous embargo qui a réussi à enrichir de l'uranium à 4 %. C'est un brevet de modernité, dont même les Iraniens réfugiés aux Etats-Unis, qui vomissent Ahmadinejad et sont contre la bombe, sont fiers. Ensuite, il y a la récupération politique par le gouvernement et sa façon de négocier qui divise les Iraniens.
Le jeu politique consiste ainsi à gérer les tensions entre ces composantes de l'identité iranienne ? En grande partie. Le chah Mohammad Reza Pahlavi a voulu marginaliser le chiisme. C'est une des raisons de sa chute en 1979. Plus tard, le président réformateur Mohammad Khatami, bien que religieux, a échoué, lui, pour avoir malmené les gardiens du dogme. Après huit ans d'une guerre avec l'Irak (1980-1988) qui combinait le côté patriotique et islamique, l'Iran voulait s'ouvrir à l'international. En 1997, le premier discours de politique étrangère de Khatami s'adressait "au peuple américain". Mais malgré le soutien de la grande majorité de la société civile, le mouvement réformateur a été paralysé par la double opposition du Guide Ali Khamenei, gardien du dogme, et des neocons américains qui voulaient un changement de régime et non juste des réformes en Iran.
Le mot réformateur est ambigu... Khatami voulait infléchir la politique, pas changer le régime. Même s'ils critiquent le gouvernement et le régime, l'immense majorité des Iraniens et les partis politiques ne veulent pas d'une autre révolution. Je suis étonné quand des élus à Paris ou Bruxelles me demandent les chances en Iran du fils du chah ou des Moudjahidins, ces opposants de gauche qui ont viré à la secte politique et se sont discrédités en combattant auprès de Saddam Hussein. Ils ne représentent rien. C'est comme si on s'interrogeait sur les chances du comte de Paris en France ou des Khmers rouges au Cambodge... La société iranienne a subi une évolution profonde et durable depuis 1979. Toute une génération n'a connu que ce bain islamo-nationaliste. Une classe moyenne s'est créée. L'Iranienne d'aujourd'hui est fille de gardien de la révolution. Elle a un BTS de chimie et a épousé le commerçant du coin. Que veut-elle ? Sa place dans la société et un retour dans sa vie de la richesse du pays. Elle connaît le monde à travers Internet et sent que son pays doit s'ouvrir. Face à l'essor de cette société qui avance toujours plus, le pouvoir, paniqué, tente de l'étouffer sous la répression.
On voit aussi émerger une nouvelle génération de politiciens... Ces jeunes qui avaient 20 ans à la révolution et ont connu la guerre en ont aujourd'hui 45-50. Ce sont des laïques, bons musulmans. Beaucoup viennent des anciens gardiens de la révolution (pasdarans), l'armée idéologique, ou des bassidjis, les milices volontaires. Leur arrivée dans la vie politique n'est pas une militarisation en soi, c'est normal dans un pays où des millions de jeunes se sont battus. Ils ont différentes approches. Ahmadinejad vient des bassidjis et représente les 20 % d'Iraniens traditionnels et conservateurs qui, même lorsqu'il s'agit de goudronner une route, disent agir pour la venue du Mahdi (Messie). Pour eux, le martyre est une réponse politique aux problèmes internationaux de l'Iran et tout ce qui est occidental est hostile
Pourquoi le Guide a-t-il soutenu Ahmadinejad à la présidentielle de 2005 ?
En fait, le Guide a voulu porter au pouvoir la nouvelle génération des "fils de la révolution", fidèles aux principes de la République, mais capables de mettre fin à l'isolement du pays. Ahmadinejad paraissait le candidat le plus docile. Il faisait contrepoint à la phase khatamiste dont la politique d'ouverture était allée, de l'avis du Guide, trop vite, et trop loin. Or, Ahmadinejad a tout bloqué avec ses agressions verbales et sa méfiance vis-à-vis de l'extérieur. Le constat est accablant. L'économie va très mal et le pays est encerclé par la présence militaire américaine en Irak, en Afghanistan et dans le golfe Persique. Malgré sa richesse en gaz et en pétrole, l'Iran a besoin de 15 milliards de dollars par an pour maintenir les exportations. Au lieu d'investir, le gouvernement populiste d'Ahmadinejad distribue l'argent du pétrole. Le reste de ses exportations se réduit aux tapis et aux pistaches, comme au XVIe siècle. Alors, ces anciens combattants qui ont rêvé d'un Iran islamique fort se sentent floués par les mollahs qui ont laissé aller les choses et par Ahmadinejad, qui a isolé un peu plus le pays. Certains convaincus, surtout depuis les sanctions, que si rien ne change, l'Iran n'a pas d'avenir, tentent une troisième voie entre réformateurs et conservateurs.
Quel est le but de cette troisième voie ?
Etablir un Iran moderne sans perdre son identité. Ils ont compris l'erreur de Khatami : hors du Guide, point de salut. Rangés sous sa bannière ils défendent les valeurs fondamentales. Plus que conservateurs, ils se disent "fondamentalistes" "osulgaran", d'"osul", le fondement. Ce n'est pas un parti, mais des personnalités comme Ali Larijani, l'ex-négociateur du dossier nucléaire, ou Mohsen Rezaï, chef des pasdarans durant la guerre. Le plus marquant est le maire de Téhéran, Mohammad-Bagher Qalibaf. Candidat malheureux en 2005 à la présidence, il se présentera sans doute en 2009. A 23 ans, sur le front, il commandait 15 000 hommes à la bataille de Khoramchahr. C'est un Bonaparte iranien, avec une vision dynamique des relations avec l'étranger. Il s'est rendu cette année à Davos. Il veut rallier les classes moyennes, sortir l'Iran du désastre économique, lui rendre une crédibilité. Face à Ahmadinejad, des accords sont possibles entre lui, les réformateurs et les pragmatiques de l'ancien président Rafsandjani.
La suprématie du religieux sur le politique en Iran ne bloque-t-elle pas le jeu ?
Tout est mêlé, tout le monde contrôle tout le monde. Il y a des débats très vifs au Parlement, et en même temps, on l'a vu aux législatives, en mars, les rouages de contrôle religieux sélectionnent les candidats en amont. Le Guide, en haut de la pyramide n'est pas un dictateur pour autant. Son rôle de gardien du dogme, c'est de dire "non". Pas d'imprimer sa propre ligne, juste d'indiquer les limites du possible. Parfois, ses choix semblent contradictoires, en fait, c'est un arbitre. Et en ce moment, il cherche qui est porteur d'avenir parmi ces clans qui se déchirent. En attendant, le système, bloqué, a des aspects despotiques terribles. Certains songent à le changer de l'intérieur. De grands intellectuels religieux comme Mohsen Kadivar estiment même qu'il faut remettre l'islam à sa place, celle d'un idéal philosophique et spirituel car cet islam politique exacerbé n'est bon ni pour la religion ni pour la société. Une société dans laquelle les jeunes, notamment les femmes, majoritaires à l'université, étouffent. D'autres tombent dans la drogue.
C'est pourquoi, je crois qu'il faut oser parler avec l'Iran. Il faut le faire participer à ce bain de valeurs universelles qui irrigue le reste du monde. Mais sans imposer un modèle extérieur. Le Prix Nobel de la paix, Shirin Ebadi, est un bon exemple : elle défend les droits de l'homme, mais ne renie ni sa culture ni sa religion. Il y a d'autres Shirin Ebadi en Iran. Sur le plan politique, Qalibaf et les adeptes de la troisième voie ont peut-être une chance de faire évoluer les choses. Là encore, cela dépendra des Iraniens, mais aussi de nous Occidentaux. Et sans doute du résultat de l'élection présidentielle aux Etats-Unis.

Grecs et Arabes : déjà d’antiques complicités

Youssef Seddik est philosophe et anthropologue. Il est notamment l'auteur de Qui sont les barbares ? (L'Aube) et de L'arrivant du soir : cet islam de lumière qui peine à devenir (L'Aube). Il répond, dans cette tribune, à l'historien Sylvain Gouguenheim qui a déclenché une violente polémique et la fronde de dizaines d'universitaires avec son livre, Aristote au Mont Saint-Michel (Seuil), déniant le rôle des Arabes dans la transmission, au Moyen Age, du savoir grec à l’Europe.
« Ce répugnant dessein de raturer les Arabes de la surface visible de l’Histoire n’est ni nouveau ni original : le grand Saladin, icône en Occident médiéval du « preux chevalier », n’était pas arabe mais kurde. Târîq Ibn Ziâd, l’hyponyme de Gibraltar, auteur d’une victoire éclair en Ibérie sur les Wisigoths, était berbère. Ishâq Ibn Huneyn, immense traducteur des œuvres grecques en arabe n’était que syriaque, chrétien qui plus est. Voilà parmi tant d’autres exemples ce qui tend à réduire à néant la notion même d’arabité. Il s’agit tout au plus, et surtout dès l’avènement de l’islam, d’établir l’idée que ces « gens-là » n’étaient qu’une poussière de bédouins dont la gestion de l’espace et du temps se reconnaît de l’éphémère et ne peut donc ni bâtir ni instituer ni rien avoir à transmettre au monde. Ces hommes n’avaient même pas droit pendant des siècles à se faire nommer par ce vocable d’Arabes qu’ils se donnaient à eux-mêmes : ils n’étaient que « Sarrasins » ou « païens » pour ces hordes de croisés qui allaient leur disputer une sépulture du Christ dont ils avaient toujours protégé et défendu la sacralité. Car, la réplique à Sylvain Gouguenheim et à son fumeux pamphlet devrait commencer bien avant la querelle qu’il ramène sur la transmission à l’Europe renaissante d’Aristote et de l’hellénité du savoir. D’abord par la dénonciation de cette réduction raciste de l’Arabe au bédouin. Une telle dénonciation est inscrite à plusieurs reprises à même le Coran. Le geste de baptiser la première capitale de l’islam, du vivant même du prophète, par le vocable « Médine » ( La Cité), montre à quel point l’idée d’une « polis » constituait l’horizon du projet islamique. Mieux : le touriste, aujourd’hui, à travers les vestiges de la ville d’al-Hijr, au nord-ouest de l’Arabie Saoudite (ville qui donne son nom à la sourate XIV du Coran), peut admirer des édifices à frontons et colonnes dans la pure tradition architecturale grecque.
« ll est stupide qu’un historien s’engage à asséner ces vérités comme si son sujet venait à la pensée tout habillé d’un ex nihilo historique »

L’heureuse et profonde complicité des espaces grecs et arabes est bien plus étonnante et beaucoup plus ancienne dans l’énorme puzzle de l’histoire ancienne, très loin aujourd’hui d’être reconstituée et dont historiens, archéologues et épigraphistes ne disposent que de rares pièces. Avant de contester aux Arabes leur rôle de médiateurs et de passeurs, il convient pour la sérénité et l’humilité du savant de se poser des questions auxquelles l’état des matériaux et des recherches dont l’humanité dispose ne permet pas de répondre. Comment se fait-il en effet que, aussi loin que la mémoire puisse remonter, ce que les orientalistes appellent « le domaine arabe » ne connait en matière de monnaie que deux entités désignées de deux mots grecs : le dinar (qui donne denier en français) pour la pièce d’or, et le drachme pour la pièce d’argent, dirham, deux mots qui se trouvent dans le Coran ? Et comment expliquer ces nombreux emprunts coraniques au lexique grec, tels que « sema » (signe ou marque d’où « sémantique »), ou « zukhruf, » encore une fois l’intitulé d’une sourate (de « zoghrophiô », « je peins », « je décore », « j’enjolive »). Et puis, comment lire cette inscription en grec sur un ex-voto de l’île de Délos où il est dit qu’un commerçant arabe et son ami grec ont offert une libation, le premier à Appolon et le second à Wadd, l’équivalent du Dieu hellène dans le panthéon arabique, divinité curieusement citée dans la bouche du très biblique Noé dans le Coran ? Enfin, et toujours à titre seulement d’exemple, par quel « miracle » les Dioscures (ces dieux dynamiseurs du monde, venus tout droit de la tradition védique) se voient porter dans les temples de Samothrace le nom de « Cabires », mot qui signifie en arabe depuis toujours et aujourd’hui encore, les « grands » ?
Il est stupide qu’un historien, même quand il est spécialiste d’une époque ou d’une période, s’engage à asséner ces vérités comme si son sujet venait à la pensée et à la lisibilité, tout habillé de vérité et d’un ex nihilo historique. Par ailleurs, l’entreprise de ce médiéviste est frappée d’une amnésie bien plus dangereuse quand il s’agit d’un historien contemporain. Sylvain Gouguenheim oublie en effet, ou feint d’oublier, que l’espace du savoir arabe dont il parlait n’était pas régi par les normes et les frontières des nationalités et des appartenances territoriales, ethniques ou religieuses. La grande majorité des théoriciens de la grammaire arabe étaient persans. Les jurisconsultes qui ont fait passer les prescriptions coraniques dans les sommes juridiques venaient de tous les horizons du vaste empire. Médecins, chimistes et alchimistes, géographes, philosophes et théologiens de Fès, Kairouan, Alexandrie, Moussoul ou Bagdad ne se reconnaissaient que d’une appartenance commune, celle qui leur faisait consigner en arabe leur pensée et leurs découvertes. Peu importe qu’ils aient été musulmans ou chrétiens, sabéens ou juifs. Dès le début de l’islam, un des pères fondateurs de l’Eglise, Saint Jean Damascène (676-749), de son vrai nom Mansour Ibn Sarjûn, était tout à la fois vizir auprès du calife Marwân et grand pourfendeur de ce qu’il appelait l’hérésie islamique, sans que cela l’ait conduit au bûcher, comme il était d’usage en Europe jusqu’aux époques chantées par Sylvain Gouguenheim, et pour beaucoup moins que cela ».

Oui, l’Occident chrétien est redevable au monde islamique!

Un collectif international de 56 chercheurs en histoire et philosophie du Moyen Age (Libération, le 30 Avril 2008)
Historiens et philosophes, nous avons lu avec stupéfaction l’ouvrage de Sylvain Gouguenheim intitulé Aristote au Mont- Saint-Michel. Les racines grecques de l’Europe chrétienne (Seuil) qui prétend démontrer que l’Europe chrétienne médiévale se serait approprié directement l’héritage grec au point de dire qu’elle «aurait suivi un cheminement identique même en l’absence de tout lien avec le monde islamique».
L’ouvrage va ainsi à contre-courant de la recherche contemporaine, qui s’est efforcée de parler de translatio studiorum et de mettre en avant la diversité des traductions, des échanges, des pensées, des disciplines, des langues. S’appuyant sur de prétendues découvertes, connues depuis longtemps, ou fausses, l’auteur propose une relecture fallacieuse des liens entre l’Occident chrétien et le monde islamique, relayée par la grande presse mais aussi par certains sites Internet extrémistes. Dès la première page, Sylvain Gouguenheim affirme que son étude porte sur la période s’étalant du VIe au XIIe siècle, ce qui écarte celle, essentielle pour l’étude de son sujet, des XIIIe et XIVe siècles. Il est alors moins difficile de prétendre que l’histoire intellectuelle et scientifique de l’Occident chrétien ne doit rien au monde islamique !
Il serait fastidieux de relever les erreurs de contenu ou de méthode que l’apparence érudite du livre pourrait masquer : Jean de Salisbury n’a pas fait œuvre de commentateur ; ce n’est pas via les traductions syriaques que ce qu’on a appelé la Logica nova (une partie de l’Organon d’Aristote) a été reçue en Occident ; enfin, et surtout, rien ne permet de penser que le célèbre Jacques de Venise, traducteur et commentateur d’importance, comme chacun le sait et l’enseigne, ait jamais mis les pieds au Mont-Saint-Michel ! Quant à la méthode, Sylvain Gouguenheim confond la présence d’un manuscrit en un lieu donné avec sa lecture, sa diffusion, sa transmission, ses usages, son commentaire, ou extrapole la connaissance du grec au haut Moyen Age à partir de quelques exemples isolés. Tout cela conduit à un exposé de seconde main qui ignore toute recherche nouvelle - notons que le titre même de son livre est emprunté à un article de Coloman Viola… paru en 1967 ! Certains éléments du livre sont certes incontestables, mais ce qui est présenté comme une révolution historiographique relève d’une parfaite banalité.
On sait depuis longtemps que les chrétiens arabes, comme Hunayn Ibn Ishaq, jouèrent un rôle décisif dans les traductions du grec au IXe siècle. De plus, contrairement aux affirmations de l’auteur, le fameux Jacques de Venise figure aussi bien dans les manuels d’histoire culturelle, comme ceux de Jacques Verger ou de Jean-Philippe Genet, que dans ceux d’histoire de la philosophie, tel celui d’Alain de Libera, la Philosophie médiévale, où l’on lit : «L’Aristote gréco-latin est acquis en deux étapes. Il y a d’abord celui de la période tardo-antique et du haut Moyen Age, l’Aristote de Boèce, puis, au XIIe siècle, les nouvelles traductions gréco-latines de Jacques de Venise.» La rhétorique du livre s’appuie sur une série de raisonnements fallacieux. Des contradictions notamment : Charlemagne est crédité d’une correction des évangiles grecs, avant que l’auteur ne rappelle plus loin qu’il sait à peine lire ; la science moderne naît tantôt au XVIe siècle, tantôt au XIIIe siècle. Le procédé du «deux poids, deux mesures» est récurrent : il reproche à Avicenne et Averroès de n’avoir pas su le grec, mais pas à Abélard ou à Thomas d’Aquin, mentionne les réactions antiscientifiques et antiphilosophiques des musulmans, alors que pour les chrétiens, toute pensée serait issue d’une foi appuyée sur la raison inspirée par Anselme - les interdictions d’Aristote, voulues par les autorités ecclésiastiques, n’ont-elles pas existé aux débuts de l’Université à Paris ? La critique des sources est dissymétrique : les chroniqueurs occidentaux sont pris au pied de la lettre, tandis que les sources arabes sont l’objet d’une hypercritique. L’auteur enfin imagine des thèses qu’aucun chercheur sérieux n’a jamais soutenues (par exemple, «que les musulmans aient volontairement transmis ce savoir antique aux chrétiens est une pure vue de l’esprit»), qu’il lui est facile de réfuter pour faire valoir l’importance de sa «révision».
Au final, des pans entiers de recherches et des sources bien connues sont effacés, afin de permettre à l’auteur de déboucher sur des thèses qui relèvent de la pure idéologie. Le christianisme serait le moteur de l’appropriation du savoir grec, ce qui reposerait sur le fait que les Evangiles ont été écrits en grec - passant sous silence le rôle de la Rome païenne. L’Europe aurait ensuite réussi à récupérer le savoir grec «par ses propres moyens». Par cette formule, le monde byzantin et les arabes chrétiens sont annexés à l’Europe, trahissant le présupposé identitaire de l’ouvrage : pour l’auteur, l’Europe éternelle s’identifie à la chrétienté, le «nous» du livre, même quand ses représentants vivent à Bagdad ou Damas. La fin du livre oppose des «civilisations» définies par la religion et la langue et ne pouvant que s’exclure mutuellement. L’ouvrage débouche alors sur un racisme culturel qui affirme que «dans une langue sémitique, le sens jaillit de l’intérieur des mots, de leurs assonances et de leurs résonances, alors que dans une langue indo-européenne, il viendra d’abord de l’agencement de la phrase, de sa structure grammaticale. […] Par sa structure, la langue arabe se prête en effet magnifiquement à la poésie […] Les différences entre les deux systèmes linguistiques sont telles qu’elles défient presque toute traduction». On n’est alors plus surpris de découvrir que Sylvain Gouguenheim dit s’inspirer de la méthode de René Marchand (page 134), auteur, proche de l’extreme droite, de Mahomet : contre-enquête (L’Echiquier, 2006, cité dans la bibliographie) et de La France en danger d’Islam : entre Jihad et Reconquista (L’Âge d’Homme, 2002), qui figure en bonne place dans les remerciements. Il confirme ainsi que sa démarche n’a rien de scientifique : elle relève d’un projet idéologique aux connotations politiques inacceptables.
lA LISTE DES SIGNATAIRES:

Cyrille Aillet, Maître de conférences (MCF), histoire de l’islam médiéval, Un. de Lyon IIEtienne Anheim, MCF, histoire médiévale, Un. de Versailles/Saint-Quentin-en-YvelinesSylvain Auroux, Directeur de recherches au CNRSLouis-Jacques Bataillon (Dominicain), Commission Léonine pour l’édition critique des œuvres de Thomas d’Aquin, comité international pour l’édition de l’Aristote latinThomas Bénatouïl, MCF, histoire de la philosophie antique, Un. de Nancy IILuca Bianchi, Centro per lo studio del pensiero filosofico del Cinquecento e del Seicento, CNR, MilanoJoël Biard, Professeur, philosophie médiévale, Un. de ToursPatrick Boucheron, MCF, histoire médiévale, Un. de Paris I, IUFJean-Patrice Boudet, Professeur, histoire médiévale, Un. d’OrléansAlain Boureau, Directeur d’études, histoire médiévale, EHESSJean-Baptiste Brenet, MCF, Philosophie médiévale, Un. de Paris X Charles Burnett, Professor, history of arabic/islamic influence in Europe, Warburg Institute, LondonPhilippe Büttgen, Chargé de recherches, CNRS, Laboratoire d’études sur les monothéismes, VillejuifIrène Caiazzo, Chargée de recherches, CNRS, Laboratoire d’études sur les monothéismes, rédactrice en chef des Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen ÂgeBarbara Cassin, Directrice de recherches au CNRS, dir. du centre Léon RobinLaurent Cesalli, Assistant scientifique, Un. de Freiburg-im-BreisgauJoël Chandelier, Ecole française de Rome (Moyen Âge)Riccardo Chiaradonna, Professore associato, filosofia antica, Università di Roma IIIJacques Chiffoleau, Directeur d’études, histoire médiévale, EHESSJacques Dalarun, Directeur de recherches, CNRS, IRHTIsabelle Draelants, Chargée de recherches, CNRS, UMR 7002, Un. de Nancy IIAnne-Marie Eddé, Directrice de recherches, CNRS, directrice de l’Institut de Recherches et d’Histoire des Textes (IRHT)Sten Ebbesen, Institut du Moyen Age Grec et Latin, CopenhagueLuc Ferrier, Ingénieur d’études, histoire médiévale, CNRS, CRH (EHESS)Kurt Flasch, Professeur émérite à l’Université de BochumChristian Förstel, Conservateur en chef de la section des manuscrits grecs, Bibliothèque Nationale de FranceDag N. Hasse, Institut für Philosophie, Lichtenberg-Professur der VolkswagenStiftungIsabelle Heullant-Donat, Professeur, histoire médiévale, Un. de ReimsDominique Iogna Prat, Directeur de recherches, histoire médiévale, CNRS, LAMOPCharles Genequand, Professeur ordinaire, philosophie arabe, Un. de GenèveJean-Philippe Genet, Professeur, histoire médiévale, Un. de Paris ICarlo Ginzburg, Professore, Scuola Normale Superiore, Pisa Christophe Grellard, MCF, Un. de Paris IBenoît Grévin, Chargé de recherches, CNRS, LAMOP.Ruedi Imbach, Professeur, philosophie médiévale, Un. de Paris IVCatherine König-Pralong, Maître assistante, philosophie médiévale, Un. de LausanneDjamel Kouloughli, Directeur de Recherches au CNRS (UMR 7597)Max Lejbowicz, Ingénieur d’études honoraire, CNRS, UMR 81 63, Univ. de Lille IIIAlain de Libera, Professeur ordinaire, Un. de Genève, Directeur d’études à l’EPHE (Ve section)John Marenbon, Professor, History of Medieval Philosophy, Trinity College, CambridgeChristopher Martin, Professor, Philosophy department, Auckland University, Visiting Fellow All Souls College, OxfordAnnliese Nef, MCF, histoire de l’islam médiéval, Un. de Paris IVAdriano Oliva (Dominicain), Chargé de recherches, CNRS, IRHT, Commission Léonine pour l’édition critique des œuvres de Thomas d’Aquin, comité international pour l’édition de l’Aristote latinChristophe Picard, Professeur, histoire de l’islam médiéval, Un. de Paris ISylvain Piron, MCF, histoire médiévale, EHESSDavid Piché, Professeur adjoint, Département de Philosophie, Univ. de Montréal Pasquale Porro, Professore ordinario di Storia della filosofia medievale, Universita di BariMarwan Rashed, Professeur, philosophie ancienne et médiévale, ENS ParisAurélien Robert, Membre de l’Ecole française de Rome (Moyen Âge)Andrea Robiglio, Phil. Seminar, Univ. Freiburg-im-Breisgau ; Irène Rosier-Catach, Directrice de recherches au CNRS (UMR 7597), Directrice d’études à l’EPHE (Ve section)Martin Rueff, MCF, Théorie littéraire et esthétique, Un. de Paris VIIJacob Schmutz, MCF, philosophie médiévale, Un. de Paris IVValérie Theis, MCF, histoire médiévale, Un. de Marne-la-ValléeMathieu Tillier, MCF, histoire de l’islam médiéval, Un. d’Aix-MarseilleLuisa Valente, Ricercatrice, Filosofia medievale, Università di Roma – La SapienzaDominique Valérian, MCF, histoire de l’islam médiéval, Un. de Paris IEric Vallet, MCF, histoire de l’islam médiéval, Un. de Paris I.

jeudi 15 mai 2008

Des marxistes sur les pas de St Paul

Plusieurs penseurs d'extrême gauche, dont le Slovène Slavoj Zizek, en quête de références universelles, en viennent à s'inspirer du christianisme. Une démarche paradoxale.
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Badiou et Agamben réinterprètent la notion de personne dont le christianisme a consacré la dignité inaliénable, à la suite de saint Paul prêchant qu'il n'y a plus ni juifs ni païens, ni maîtres ni esclaves. Pour eux, la dernière façon de fonder le sujet libre en vérité est de provoquer la révolution. Or, quand le prolétariat, classe messianique par excellence pour Marx, a failli à sa mission, reste à convoquer les fondateurs de la seule internationale qui tienne, le christianisme, pour en politiser à l'extrême les propos.
Un passionnant ouvrage de Slavoj Zizek, Fragile absolu, réactualise aujourd'hui cette relation. Psychanalyste et philosophe, ce Slovène ne se lasse pas de convoquer l'histoire juive et la théologie chrétienne pour battre en brèche le relativisme contemporain. Dans un court essai, il oppose au « global » du cosmos païen, où le bien consiste en un équilibre des principes, l'universalisme du christianisme, qui introduit dans cet ordre répétitif « un principe, qui lui est totalement étranger, selon lequel chaque individu a un accès direct à l'universalité ». L'amour de Dieu commande de « haïr » sa communauté, car, écrit Zizek,
« seul un manque, un être vulnérable est capable d'amour : le mystère dernier de l'amour est donc que l'incomplétude, en un sens, est supérieure à la complétude ».
Ce que montrent à leur corps défendant Agamben, Badiou et Zizek, en définitive, c'est que la seule résistance à l'ordre global, c'est l'agapè rendue possible par la vie et la mort du Christ, et formalisée par saint Paul. Un paradoxe ? Une expression populaire dit que « Le Diable porte pierre ».