mercredi 28 mai 2008

Rome et les Barbares, pas si barbares!

Perte des valeurs traditionnelles, immigration massive, apparition de croyances religieuses nouvelles, ambitions exacerbées, goût du lucre, insécurité, guerres. Il ne s'agit pas là d'un portrait poussé au noir de l'Occident en ce début du XXIe siècle, mais de l'image du premier millénaire européen, transmise par les historiens classiques, du Britannique Gibbon au Français Ferdinand Lot en passant par le Russe Rostovtzeff, pour expliquer "le déclin et la chute de l'Empire romain".

Ce thème est le sujet de l'exposition "Rome et les barbares", organisée au Palazzo Grassi de Venise. Une ville prédestinée pour accueillir un tel sujet puisqu'elle fut créée au VIIe siècle, à l'abri de la lagune, par les habitants d'une cité romaine voisine fuyant les envahisseurs lombards. Sur les trois niveaux du palais, 1 700 pièces, spectaculaires ou modestes, sont présentées, prêtées par 200 musées ou collectionneurs. Ces armes, peintures, bijoux, manuscrits, mosaïques et parures, ces bustes d'empereur, ces plaques d'ivoire, ces vestiges de plusieurs religions et tout le matériel que les archéologues peuvent trouver dans les tombes racontent l'histoire de cette "décadence", toujours présente dans notre mémoire. Le Déclin de l'Empire américain, le film du Canadien Denys Arcand, y faisait encore référence.

Pourtant, les conclusions du commissaire de cette exposition, l'ancien ministre de la culture Jean-Jacques Aillagon, rejoignent celle de Paul Veyne, le grand historien de la romanité, qui écrivait : "La décadence de Rome, thème de délectation morose où se complaisent encore, de nos jours, de précoces vieillards, n'est rien d'autre que le passage d'un style courtois de domination à un style brutal, sublime, hiérarchique, celui du Bas-Empire. Il s'agit de changement, non de décadence." C'est cette longue période de transition, du principat de l'empereur Marc Aurèle (160-180) jusqu'au couronnement d'Etienne Ier, premier roi chrétien de Hongrie en l'an mil, que la manifestation entend couvrir. Un millénaire au cours duquel une civilisation nouvelle, celle de l'Europe, se met en place.

Effectivement, à travers tous ces objets, présentés dans la chronologie, le visiteur ne percevra pas une rupture, mais un lent mouvement, à travers les formes qui changent, s'influencent, se métissent, avant d'aboutir à un nouveau modèle original. L'esthétique héritée des Grecs, toujours à l'oeuvre quand les légions romaines s'enfoncent à l'intérieur des territoires "barbares" pour les conquérir, évolue à partir du IIIe et du IVe siècle.

La représentation de l'homme change : la figure se simplifie, on passe du naturalisme à la silhouette. Sans doute parce que les populations germaniques, venues de l'est, qui franchissent le limes - la frontière - véhiculent avec elles une autre vision du monde, même si elles sont fascinées par le modèle romain.

Les soutiens de Rome, portant la toge ou la cuirasse, sont désormais goths, francs ou burgondes. Et les sculptures, les parures, les armes qui sont réalisées dans l'empire désormais éclaté n'ont plus rien à voir avec les canons néo-grecs. Les dieux locaux se mêlent au panthéon classique. Bientôt, le christianisme - au départ "une secte pour une élite d'âmes sensibles", selon Paul Veyne - va s'imposer, avec une nouvelle religiosité.

Si les tableaux des peintres d'histoire du XIXe siècle exposés à Venise, de Jean-Paul Laurens à Evariste Luminais, rappellent la vulgate de la décadence et des brutales invasions, les objets "d'époque" montrent la lente mutation qui amalgame les apports germaniques, puis ceux de la steppe asiatique (les Huns, les Avars), avant les témoignages des derniers envahisseurs - Vikings scandinaves et Hongrois venus de l'Oural et de la Volga.
(...)
L'Eglise, qui constitue l'armature administrative des nouveaux royaumes, unifie lentement le continent. Certains perçoivent dans une tête rustique de Saint-Pierre-aux-Nonnains (VIIIe siècle) les prémisses de l'art roman. C'est à travers cet intense et lent métissage que va naître la civilisation européenne. Celle-ci va s'exporter sur toute la planète. Avec le temps du reflux et l'arrivée des immigrés issus des anciens pays colonisés, l'aventure, à l'aube du troisième millénaire, semble recommencer. Déclin ou renouveau ? L'exposition du Palazzo Grassi nous donne des raisons d'espérer.
Emmanuel de Roux, Le Monde, 01.02.08

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