mercredi 21 mai 2008

Grecs et Arabes : déjà d’antiques complicités

Youssef Seddik est philosophe et anthropologue. Il est notamment l'auteur de Qui sont les barbares ? (L'Aube) et de L'arrivant du soir : cet islam de lumière qui peine à devenir (L'Aube). Il répond, dans cette tribune, à l'historien Sylvain Gouguenheim qui a déclenché une violente polémique et la fronde de dizaines d'universitaires avec son livre, Aristote au Mont Saint-Michel (Seuil), déniant le rôle des Arabes dans la transmission, au Moyen Age, du savoir grec à l’Europe.
« Ce répugnant dessein de raturer les Arabes de la surface visible de l’Histoire n’est ni nouveau ni original : le grand Saladin, icône en Occident médiéval du « preux chevalier », n’était pas arabe mais kurde. Târîq Ibn Ziâd, l’hyponyme de Gibraltar, auteur d’une victoire éclair en Ibérie sur les Wisigoths, était berbère. Ishâq Ibn Huneyn, immense traducteur des œuvres grecques en arabe n’était que syriaque, chrétien qui plus est. Voilà parmi tant d’autres exemples ce qui tend à réduire à néant la notion même d’arabité. Il s’agit tout au plus, et surtout dès l’avènement de l’islam, d’établir l’idée que ces « gens-là » n’étaient qu’une poussière de bédouins dont la gestion de l’espace et du temps se reconnaît de l’éphémère et ne peut donc ni bâtir ni instituer ni rien avoir à transmettre au monde. Ces hommes n’avaient même pas droit pendant des siècles à se faire nommer par ce vocable d’Arabes qu’ils se donnaient à eux-mêmes : ils n’étaient que « Sarrasins » ou « païens » pour ces hordes de croisés qui allaient leur disputer une sépulture du Christ dont ils avaient toujours protégé et défendu la sacralité. Car, la réplique à Sylvain Gouguenheim et à son fumeux pamphlet devrait commencer bien avant la querelle qu’il ramène sur la transmission à l’Europe renaissante d’Aristote et de l’hellénité du savoir. D’abord par la dénonciation de cette réduction raciste de l’Arabe au bédouin. Une telle dénonciation est inscrite à plusieurs reprises à même le Coran. Le geste de baptiser la première capitale de l’islam, du vivant même du prophète, par le vocable « Médine » ( La Cité), montre à quel point l’idée d’une « polis » constituait l’horizon du projet islamique. Mieux : le touriste, aujourd’hui, à travers les vestiges de la ville d’al-Hijr, au nord-ouest de l’Arabie Saoudite (ville qui donne son nom à la sourate XIV du Coran), peut admirer des édifices à frontons et colonnes dans la pure tradition architecturale grecque.
« ll est stupide qu’un historien s’engage à asséner ces vérités comme si son sujet venait à la pensée tout habillé d’un ex nihilo historique »

L’heureuse et profonde complicité des espaces grecs et arabes est bien plus étonnante et beaucoup plus ancienne dans l’énorme puzzle de l’histoire ancienne, très loin aujourd’hui d’être reconstituée et dont historiens, archéologues et épigraphistes ne disposent que de rares pièces. Avant de contester aux Arabes leur rôle de médiateurs et de passeurs, il convient pour la sérénité et l’humilité du savant de se poser des questions auxquelles l’état des matériaux et des recherches dont l’humanité dispose ne permet pas de répondre. Comment se fait-il en effet que, aussi loin que la mémoire puisse remonter, ce que les orientalistes appellent « le domaine arabe » ne connait en matière de monnaie que deux entités désignées de deux mots grecs : le dinar (qui donne denier en français) pour la pièce d’or, et le drachme pour la pièce d’argent, dirham, deux mots qui se trouvent dans le Coran ? Et comment expliquer ces nombreux emprunts coraniques au lexique grec, tels que « sema » (signe ou marque d’où « sémantique »), ou « zukhruf, » encore une fois l’intitulé d’une sourate (de « zoghrophiô », « je peins », « je décore », « j’enjolive »). Et puis, comment lire cette inscription en grec sur un ex-voto de l’île de Délos où il est dit qu’un commerçant arabe et son ami grec ont offert une libation, le premier à Appolon et le second à Wadd, l’équivalent du Dieu hellène dans le panthéon arabique, divinité curieusement citée dans la bouche du très biblique Noé dans le Coran ? Enfin, et toujours à titre seulement d’exemple, par quel « miracle » les Dioscures (ces dieux dynamiseurs du monde, venus tout droit de la tradition védique) se voient porter dans les temples de Samothrace le nom de « Cabires », mot qui signifie en arabe depuis toujours et aujourd’hui encore, les « grands » ?
Il est stupide qu’un historien, même quand il est spécialiste d’une époque ou d’une période, s’engage à asséner ces vérités comme si son sujet venait à la pensée et à la lisibilité, tout habillé de vérité et d’un ex nihilo historique. Par ailleurs, l’entreprise de ce médiéviste est frappée d’une amnésie bien plus dangereuse quand il s’agit d’un historien contemporain. Sylvain Gouguenheim oublie en effet, ou feint d’oublier, que l’espace du savoir arabe dont il parlait n’était pas régi par les normes et les frontières des nationalités et des appartenances territoriales, ethniques ou religieuses. La grande majorité des théoriciens de la grammaire arabe étaient persans. Les jurisconsultes qui ont fait passer les prescriptions coraniques dans les sommes juridiques venaient de tous les horizons du vaste empire. Médecins, chimistes et alchimistes, géographes, philosophes et théologiens de Fès, Kairouan, Alexandrie, Moussoul ou Bagdad ne se reconnaissaient que d’une appartenance commune, celle qui leur faisait consigner en arabe leur pensée et leurs découvertes. Peu importe qu’ils aient été musulmans ou chrétiens, sabéens ou juifs. Dès le début de l’islam, un des pères fondateurs de l’Eglise, Saint Jean Damascène (676-749), de son vrai nom Mansour Ibn Sarjûn, était tout à la fois vizir auprès du calife Marwân et grand pourfendeur de ce qu’il appelait l’hérésie islamique, sans que cela l’ait conduit au bûcher, comme il était d’usage en Europe jusqu’aux époques chantées par Sylvain Gouguenheim, et pour beaucoup moins que cela ».

1 commentaire:

  1. Attention juste une rectification par rapport à ta première phrase. Dans A et MSM l'auteur ne dénie pas l'influence arabe mais l'influence musulmane.

    RépondreSupprimer